Clément Luy est doctorant en études italiennes à l’ENS de Lyon, au sein du laboratoire Triangle UMR5206.

clement.luy@ens-lyon.fr

Résumé de la communication de Clément Luy

Le critérium cycliste des Italiens de France est une compétition organisée entre 1933 et 1938, qui rassemblait les coureurs Italiens amateurs vivant en France et licenciés à la Fédération cycliste italienne. La course est organisée par la Fédération cycliste italienne, les journaux L’Auto, L’Italie nouvelle (organe du fascio de Paris) et La Gazzetta dello sport. Fin 1932, les organisateurs obtiennent le feu vert de la Fédération française sur le principe d’une course  réservée aux Italiens. Elle se compose de cinq – puis six à partir de 1934 – éliminatoires régionales et d’une finale qui, au début, se déroule en région parisienne et s’achève au parc des Princes. Après le succès de la première édition, les organisateurs envisagent d’organiser des éliminatoires au Luxembourg, en Belgique et en Suisse, mais ce projet ne se concrétise pas.

Le présent travail, qui s’appuie principalement sur des archives de presse françaises et italiennes, ainsi que sur une recherche dans les archives départementales de l’Isère et des Alpes-Maritimes, essaie de décrire cette course pour la replacer dans le contexte de la politique sportive du fascisme et sa propagande à l’étranger. Le choix des sources (extraits de journaux comme Le Petit Dauphinois, L’Auto, L’Italie nouvelle en France ; Il Littoriale, Ciclismo d’Italia et La Stampa) impose de partir de l’échelon local et des récits des journées de course. Cette démarche permet d’identifier les agents de la réussite de l’épreuve sportive, et donc des agents d’une opération de propagande à plusieurs échelles : locale, nationale et internationale. Cette communication ne porte en revanche pas, dans l’état actuel, sur la coordination ou le financement de cette manifestation.

Le critérium des Italiens de France peut être considéré comme une manifestation de propagande fasciste à l’étranger dans la mesure où la manifestation est revendiquée comme telle par la presse fasciste. Le quotidien du CONI (comité olympique italien), Il Littoriale, indique ainsi que « les cinq courses […] ont eu une délicieuse signification de propagande italienne » (16 juin 1933) tandis que L’Italie nouvelle rappelle, en 1937, que « le critérium des Italiens en France représente – c’est connu – une épreuve de propagande » (17 juin 1937), avant d’évoquer, une semaine plus tard, le « triomphal succès » de la finale grenobloise, manifestation de « propagande italianissime » (24 juin 1937). Par ailleurs, ce caractère de propagande est bien identifié par l’historien Jean-Pierre Favero, qui, dans sa thèse et plusieurs articles, replace la compétition dans le cadre de la propagande fasciste par le sport.

Le critérium s’inscrit dans un double mouvement de la politique sportive du fascisme, qui d’une part récupère les structures et les courses existantes (par exemple, par la création de récompenses et de prix accordés par Mussolini ou le parti fasciste, ou en contrôlant étroitement l’activité des coureurs), mais aussi crée des épreuves sportives sur mesure pour répondre à ses objectifs de propagande. C’est le cas du critérium des Italiens de France comme, sur le territoire italien, de la course entre Predappio (ville de naissance de Mussolini) et Rome. Le critérium illustre le mélange entre nouveauté (dans le format de la course) et récupération de l’existant. Pour l’organisation, la Fédération italienne s’appuie en effet sur la très grande présence de coureurs cyclistes italiens sur le territoire français. Ils sont en effet près de 1000 licenciés à la Fédération italienne. Les archives départementales de l’Isère, par exemple, attestent de l’organisation régulière de courses par les sociétés cyclistes italiennes dans les années 1930 (Archives départementales de l’Isère, 173 M 1-8). L’Italie nouvelle, en 1935, peut ainsi présenter le cyclisme comme le sport qui, par excellence, « offre un vaste espace pour une propagande en profondeur » sur le territoire français (4 avril 1935).

L’enjeu du critérium est alors d’unifier, en les rassemblant sur un événement unique et à forte visibilité médiatique, les pratiques cyclistes des Italiens de France. Les éliminatoires régionales témoignent de la volonté d’une large récupération des coureurs italiens, surtout dans les zones à forte immigration italienne. La mobilisation de la presse régionale, quant à elle, donne de la visibilité à la course. À Grenoble, le journal Le Petit Dauphinois indique ainsi, le 30 avril 1933, que « la grande épreuve cycliste que l’Union Vélocipédique italienne organise en France […] a suscité parmi les cyclistes italiens une émulation qui en dit long sur le succès de cette épreuve de vaste envergure ». Les résumés de la presse locale ou du journal L’Auto révèlent une participation qui, en 1934, peut être considérée comme assez importante : 50 inscrits au critérium sur 200 licenciés dans la zone de Grenoble ; 119 sur 400 dans la zone de Paris. La visibilité donnée au critérium par des journaux régionaux ou sportifs très lus montre que la cible de la propagande est ici plus populaire. En parallèle de conférences qui promeuvent une culture fasciste d’élite dans toute l’Europe, un événement comme le critérium montre la volonté de faire connaître des aspects plus populaires de la culture fasciste, comme le sport.

Le critérium des Italiens de France se révèle enfin être un puissant moyen de récompense d’une pratique cycliste intégrée aux instances italiennes sur le territoire français. De nombreux prix sont en effet accordés par les organisateurs, par la Fédération italienne, pour encourager les Italiens à  y participer, et à s’intégrer à l’activité de la Fédération italienne, même à l’étranger. Sportivement, en 1933, le vainqueur du critérium est sélectionné dans l’équipe italienne pour le Tour de Suisse. En 1934, Le Petit Dauphinois annonce que les trois meilleurs de la finale nationale participeront au championnat d’Italie sur route amateur à Vérone. Sur un plan individuel, la course est aussi pour la presse sportive une bonne occasion de mettre en valeur des biographies de sportifs, révélés par le critérium, devenu le point de départ d’une belle carrière. En octobre 1940, le journal L’Auto revient ainsi sur l’itinéraire de Pierre Tacca, devenu « un garçon dont on reparlera fréquemment » après avoir gagné, à 17 ans en 1934, l’éliminatoire parisienne, puis d’autres courses comme le Critérium du Midi en 1939. Grâce à cette belle histoire, et aussi par les récompenses sportives et pécunières, les organisateurs du critérium peuvent mettre en valeur les réussites du sport italien en France, tout en promouvant la participation des expatriés à des structures et événements sportifs intégrés au régime fasciste.

Les personnes qui participent à l’organisation et à la promotion du critérium peuvent ainsi être considérés comme des agents de propagande du régime et de sa politique diplomatique par le sport. Ceux-ci sont présents à plusieurs échelles. Tout d’abord, au niveau local, ce sont les correspondants locaux du journal L’Auto, cités par le règlement de la course, qui sont en relation avec les pouvoirs publics et les préfectures pour l’organisation. Comme on l’a vu, la presse locale, comme Le Petit Dauphinois ou L’Eclaireur de Nice, a un rôle crucial dans la diffusion des nouvelles au niveau local et régional. Nationalement, les représentants de la Fédération italienne en France, Fabio Orlandini et Giovanni Bollini, sont très actifs. Leur rôle est régulièrement cité par la presse, comme par L’Italie nouvelle qui, en 1936, présente le critérium comme le succès de « notre excellent camarade Bollini ». Les instances du sport fasciste reconnaissent l’importance de tous ces acteurs pour mener à bien la politique sportive du régime : eux aussi sont insérés dans un système de récompenses. L’Auto, le 27 décembre 1933, annonce ainsi que « le comité directeur de la FCI a voté des félicitations à l’adresse de L’Auto, de notre collaborateur Fabio Orlandini […], et des correspondants de L’Auto, organisateurs des éliminatoires régionales de Nancy, Grenoble, Nice et Bordeaux, à qui est attribuée la médaille d’or de la FCI ».

À l’échelle internationale, le critérium est révélateur des échanges et des sympathies entre les milieux des dirigeants sportifs français et italiens. Les manifestations de sympathie entre Henri Desgrange (directeur de L’Auto) et Lando Ferretti, Federico Momo ou Adalberto Garelli (dirigeants de la FCI) sont récurrentes. L’Auto ne cache d’ailleurs rien de sa sympathie envers la politique sportive du fascisme. En décembre 1933, en annonçant la deuxième édition du critérium, le journal pose ainsi la question : « Est-il besoin de dire que le concours de notre journal est acquis à la grande Fédération italienne ? ». Une question qui, on le voit, n’appelle pas de réponse. Le 1^er février 1935, le quotidien sportif s’affirme « en parfaite communion d’idées » avec les représentants de la FCI en déplacement en France. Aux niveaux local, national et international, une série d’acteurs se distinguent par des actions qui participent toutes au déploiement de la diplomatie culturelle et sportive du régime fasciste.

Une fois établie cette description d’une course qui s’inscrit parfaitement dans les objectifs et les méthodes de la politique sportive, et le rôle des différents acteurs de son organisation, reste à définir qui la coordonne et la finance. Par ailleurs, face à une manifestation ouvertement revendiquée comme propagandiste, les réactions des préfectures et des milieux antifascistes  français sont intéressantes. A une première lecture des archives départementales, le caractère propagandiste ne semble pas alerter les préfectures. Quant à la presse antifasciste, peu de journaux ont des pages sportives. Un travail reste ainsi à mener sur la presse française antifasciste, dans un journal comme La voce degli Italiani, organe de l’Union populaire italienne dans les années 1930.

Bibliographie succinte

• Favero, J.-P. (2007). Les enjeux du sport fasciste en Lorraine dans les années 1930 : Revendication nationaliste ou intégration ? Le cas de la classe émergente italienne dans le bassin de Briey. Staps, 77(3), 107. https://doi.org/10.3917/sta.077.0107.
• Favero, J.-P. (2013). La place du sport dans la propagande fasciste à travers la presse et le cinéma, son impact chez les immigrés italiens de France. Sciences sociales et sport, 6(1), 63. https://doi.org/10.3917/rsss.006.0063.
• Fonzo, E. (2020). Il nuovo goliardo : I Littoriali dello sport e l’atletismo universitario nella costruzione del totalitarismo fascista (I edizione). Aracne editrice.
• Milza, P. (Éd.). (1986). Les Italiens en France de 1914 à 1940. Ecole française de Rome.
• Turi, G. (2016). Sorvegliare e premiare : L’Accademia d’Italia, 1926-1944 (Prima edizione). Viella.

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